Le vêtement à taille unique : un usage fallacieux par Jean-François Lisée de la norme d’égalité

Réplique à Jean-François Lisée. Des solutions différenciées en fonction de préjudices différenciés ne constituent pas des inégalités, mais des remèdes à la discrimination.

En réplique à la chronique de Jean-François Lisée publiée dans Le Devoir le samedi 14 novembre 2020 et intitulée Prêts pour l’inégalité?

Un carnet rédigé par Me Lucie Lamarche, professeure en sciences juridiques à l’UQAM, membre du conseil d’administration de la Ligue des droits et libertés, Alexandra Pierre, présidente de la LDL et Eve-Marie Lacasse, coordonnatrice de la LDL


Le vêtement à taille unique : un usage fallacieux, par Jean-François Lisée, de la norme d’égalité

Dans sa chronique du 14 novembre 2020, parue dans le journal Le Devoir, M. Lisée nous propose un raisonnement juridique alambiqué et obsolète lequel se destine à justifier le refus politique du premier ministre Legault de reconnaitre l’existence du racisme systémique. Non seulement ce raisonnement juridique ne nous aide pas à comprendre la posture politique de M. Legault, mais en sus, il est fallacieux.

Notons d’abord que le racisme est le triste lot de toutes les personnes victimes de discrimination raciale bien que chaque population ait sa propre histoire à raconter. Mais, quelle que soit cette histoire, la racine commune du mal est la même : le racisme. La proposition de M. Lisée tend à opposer des populations victimes de racisme systémique, ce qui est malicieux et inacceptable.

Notons ensuite que c’est au prix de combats épiques pour la justice sociale que plusieurs groupes, dont les femmes, ont lutté pour la reconnaissance de la discrimination systémique. Celle-ci fait référence, comme le souligne inlassablement la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, aux obstacles structurels dans une société et qui confrontent au quotidien et dans tous les domaines notamment les membres des populations racisées : emploi ; éducation ; logement ; prêt bancaire ; etc.

Devant de tels obstacles érigés en système dont les fondements sont discriminatoires, l’égalité des chances révèle son caractère obsolète. Et le repère historique de ces limites n’est nulle autre que la célèbre décision Brown v Board of Education rendue par la Cour suprême des États-Unis en… 1954. M. Lisée est-il nostalgique ou s’agit-il d’autre chose ?

La norme d’égalité garantie tant au Canada qu’au Québec est celle de l’égal bénéfice de la loi et non celle de l’égalité formelle des chances. À cet égard, M. Lisée confond le mal et le remède.

Des solutions différenciées en fonction de préjudices différenciés ne constituent pas des inégalités, mais des remèdes à la discrimination.

Or, il se trouve de nombreux exemples pour illustrer de tels remèdes : les adaptations aux besoins des élèves en difficulté en milieu scolaire ; l’adaptation des autobus aux besoins des personnes à mobilité réduite ; le langage signé dans les communications publiques. Faut-il s’insurger du fait que tous et toutes n’ont pas besoin d’une plate-forme hydraulique dans un autobus, du langage signé ou d’un accompagnateur à l’école… au nom de l’égalité des chances ?

Lisée, dans un geste « courageux » de désobéissance civile, peut bien choisir de résister aux décisions tant de la Cour suprême du Canada qu’à celles du Tribunal québécois des droits de la personne mais un fait demeure. Les remèdes à la discrimination systémique, qui ne concernent pas que les populations racisées mais qui comportent des exigences spécifiques envers elles, nécessitent des adaptations et des transformations ciblées afin d’éradiquer les politiques publiques discriminatoires. Et non, cette transformation ne se satisfera d’un vêtement à taille unique. Et oui, les solutions seront asymétriques, car en cohérence avec les différents constats de discrimination systémique.

Lisée a aussi l’audace de s’emparer de certaines propositions du Rapport Viens pour en faire des épouvantails. C’est le cas des cliniques médicales autochtones distinctes. On s’étonnera d’abord qu’un ardent souverainiste fasse si peu de cas du droit des Premières Nations à l’autodétermination. On s’étonnera ensuite de l’incapacité d’un Québécois à percevoir la dimension culturelle et intrinsèque d’un droit aussi essentiel que celui à la santé. Pensons ici aux exigences spécifiques du respect du droit des femmes à la santé. M. Lisée propose-t-il, dans la foulée de l’interprétation qu’il fait de l’égalité des chances, que l’on abolisse le financement des centres de santé des femmes partout au Québec ?

Le droit de chaque groupe et de toute personne à l’égalité nécessite des correctifs appropriés à titre de remède.

Dans un ultime sursaut argumentaire, M. Lisée chevauche un cheval fatigué d’avoir trop tourné en rond, soit celui de la représentativité de tous en emploi. La Partie III de la Charte québécoise, intitulée Programmes d’accès à l’égalité, existe depuis 1982. Et la Direction du même nom à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse depuis presqu’aussi longtemps. On ne peut que se réjouir du fait que ce vieux modèle ait vu sa flamme ravivée par les récents événements et qu’en conséquence, les employeurs publics, qui ont toujours dû faire rapport de leurs progrès en termes de représentativité, prennent aujourd’hui un peu plus au sérieux leur obligation. Rien de nouveau, donc, sous le soleil, mais de nouveaux espoirs. Encore une fois, cette Partie de la Charte ne concerne pas que les communautés racisées ou les Afro-Québécois. Pourquoi leur faire porter le poids d’un mécanisme démocratiquement adopté par l’Assemblée nationale du Québec… et non pas imposé par la Cour suprême du Canada ?

Il est enfin un argument que M. Lisée esquive soigneusement. Dans la Charte des droits et libertés du Québec, les droits sociaux et économiques font figure d’enfant pauvre et l’anémique reconnaissance qui est la leur fait en sorte qu’ils n’ont jamais préséance sur les lois, politiques et stratégies publiques. Le travailleur pauvre et blanc de l’est de Montréal, que M. Lisée a l’air de bien connaître, n’est donc pas la victime de la quête de remèdes à la discrimination systémique par les communautés racisées mais bien plutôt de la piètre reconnaissance par le gouvernement québécois de ses droits économiques et sociaux.

Dans la lutte pour la justice sociale, l’opposition de groupes entre eux est non seulement une stratégie populiste, au pire sens du terme, mais une stratégie répugnante et contraire au principe du respect de la dignité humaine de chaque personne.

 


Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices.