La liberté d’expression dans tous ses états

60e anniversaire de la Ligue des droits et libertés
La liberté d’expression est instrumentalisée dans des débats qui délégitimisent les revendications de divers groupes marginalisés. Dans l’avenir, comment appréhender le tout pour assurer le respect de la liberté d’expression, en lien avec les autres droits humains?
image de la revue Droits et libertés

Liberté d’expression et droit de manifester

Laurence Guénette, Coordonnatrice de la LDL

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2023


La défense du droit de manifester a été au cœur du travail de la Ligue des droits et libertés (LDL) en matière de liberté d’expression, étant donné qu’il s’agit d’une condition essentielle à la vitalité des mouvements sociaux et à l’émergence de puissantes mobilisations pour défendre les droits humains. Il est évident que les efforts pour protéger ce droit se poursuivront, s’adaptant aux enjeux contemporains et à venir, et que la vigilance est de mise devant toute limitation à ce droit à travers l’encadrement des manifestations ou devant la répression multiforme subie par les personnes qui manifestent.

Cependant la liberté d’expression ne se limite pas à ce droit. Il s’agit aussi du droit d’exprimer des idées et des opinions, et de connaitre et d’entendre les idées et les opinions des autres1. Dans les dernières années, plusieurs débats ont secoué l’espace public, tentant de situer la frontière légale, légitime ou souhaitable entre cette expression des idées et opinions, et le respect des droits des personnes à ne pas subir de propos méprisants, haineux ou incitant à la violence à leur égard. Le débat a occupé tant l’arène publique et médiatique que l’arène judiciaire.

On pense notamment à l’affaire Mike Ward, un humoriste s’étant moqué publiquement d’un jeune en situation de handicap, cas pour lequel un tribunal a dû déterminer s’il avait subi une discrimination fondée sur son handicap ou non. On pense aussi aux débats entourant l’utilisation du mot en N qui continuent de faire couler beaucoup d’encre à ce jour, par exemple à savoir si ce mot devrait être banni du vocabulaire utilisé par les réseaux publics de radiodiffusion, ou encore à savoir si un mot en N contenu dans le titre d’une œuvre littéraire demeure pour sa part acceptable.

Pour la LDL, ces débats entourant la liberté d’expression invitent à des questionnements plus vastes qu’il est essentiel de réfléchir en cohérence avec d’autres luttes pour les droits humains. Les paragraphes suivants proposent en toute humilité certaines réflexions qui semblent pertinentes pour l’avenir.

Assiste-t-on à une instrumentalisation de la liberté d’expression ?

Ces dernières années, la notion de liberté d’expression a été brandie par plusieurs pour justifier de tenir des propos qui participent d’une violence vécue, pour protéger coûte que coûte le droit de quiconque de dire ce qui lui chante. L’expression coûte que coûte revêt son importance ici, car les impacts sont parfois graves.

Pour les personnes marginalisées ciblées directement ou indirectement par ces propos, le fardeau est considérable. Dans le cas du « mot en N », des personnes Noires entendent ce mot qui porte un héritage ultra-brutal d’exactions déshumanisantes, un bagage révoltant nourri des violences racistes et colonialistes qui perdurent encore aujourd’hui. Certaines personnes choisissent d’exprimer publiquement leur malaise, de l’expliquer patiemment et de revendiquer de ne plus avoir à entendre ce mot violent. Finalement, certaines d’entre elles subissent dans l’espace public un contrecoup ou backlash virulent et attentatoire à leurs droits. Ainsi, un fardeau susceptible d’être porté en trois temps.

Mais d’envisager toute limitation, et même autolimitation, dans l’usage de certains propos est perçue par certaines personnes comme une censure absolument intolérable. En 2018, la LDL constatait déjà que la liberté d’expression était au cœur de l’argumentaire des personnes souhaitant coûte que coûte préserver la possibilité de dire n’importe quoi : «nous observons actuellement une montée des discours racistes, anti-immigration, islamophobes et autres en dissonance avec le respect des droits humains. Lorsque critiqués, les porteurs de ces discours brandissent souvent leur liberté d’expression comme bouclier2».

Par exemple, en 2017, des groupes de droite et d’extrême droite s’opposaient à une Motion contre l’islamophobie déposée à la Chambre des communes du Canada (M-103), alléguant que celle-ci bafouait leur liberté d’expression3. Dans ce contexte, la liberté d’expression n’est-elle pas instrumentalisée pour délégitimer les revendications des populations marginalisées pour le respect de leur droit à la dignité et à la non-discrimination ?

Dans la foulée des luttes contre les différentes dimensions et manifestations du racisme systémique, il est nécessaire de reconnaitre qu’il existe aussi des inégalités dans l’accès à la prise de parole dans l’espace public. Certaines voix sont plus entendues et écoutées que d’autres ; certaines, les personnes racisées en l’occurrence, subissent un backlash déferlant que d’autres n’ont pas à craindre…

Dans une perspective d’interdépendance des droits humains et de lutte contre le racisme systémique, la liberté d’expression doit être mobilisée davantage dans sa dimension collective et démocratique, et préservée de cette regrettable instrumentalisation. Là où elle aide à amplifier la voix des communautés marginalisées ; là où elle contribue positivement aux luttes sociales ; là où elle permet de garder vivant un discours critique, de contestation sociale, de contre-pouvoir, c’est là que la liberté d’expression est un atout pour une société juste et inclusive.

La liberté d’expression et les technologies numériques

Notre époque témoigne aussi du foisonnement de propos haineux et de contenus dommageables en ligne, alors que les réseaux sociaux servent de tribune et d’amplificateur à tous les discours existants, y compris les discours racistes et misogynes. La LDL s’intéresse d’ores et déjà à ces questions, dans le cadre de son implication dans le mouvement de vigilance face à la surveillance des populations et aux usages de l’intelligence artificielle potentiellement attentatoires aux droits et libertés.

La législation, ici comme ailleurs, accuse un important retard en ce qui a trait à l’encadrement de l’univers numérique et des réseaux sociaux, pendant que les nouvelles technologies et plateformes foisonnent sans balises et à une vitesse folle. Au moment d’écrire ces lignes, le gouvernement fédéral planche toujours sur un projet de loi visant à limiter les dommages en ligne. La LDL et plusieurs groupes, forts de leur travail et de leurs analyses en coalition, interviennent en amont des propositions législatives pour identifier et exiger certaines balises essentielles pour garantir la liberté d’expression dans la foulée de ce besoin d’encadrement. On peut aisément imaginer les écueils : que les encadrements, trop généraux, trop intrusifs ou délégués aux plateformes numériques, aient pour effet de limiter l’expression de certaines positions politiques (par exemple, que des positions critiques de l’État d’Israël soient censurées, car qualifiées à tort de terroristes ou d’antisémites).

La LDL et d’autres groupes s’intéressant à cette nouvelle menace à la liberté d’expression soutiennent que les efforts de limitation des dommages en ligne doivent aller de pair avec des efforts de lutte contre le racisme systémique en amont et de façon vaste, dans un contexte où l’islamophobie et d’autres racismes particuliers se manifestent de façon accentuée depuis plusieurs années. De même, il importe de combattre les diverses manifestations du sexisme pour contrer la misogynie en ligne.

En somme, l’avenir des luttes pour défendre la liberté d’expression, si on souhaite ces luttes porteuses de justice sociale et d’inclusivité, passe probablement par la dimension collective de ce droit, et non par le droit de quiconque d’exprimer toute chose, aussi offensante soit-elle. Elle devra être intimement liée à la lutte contre le racisme systémique et les autres systèmes d’oppression à l’œuvre dans nos sociétés, qui provoquent de nombreuses violations de droits. Sinon, nous risquons fort d’assister à une instrumentalisation de la liberté d’expression, qui nous éloignerait de la perspective de l’interdépendance des droits humains qui nous est chère.


  1. Inspiré de la définition simplifiée proposée par Éducaloi.
  2. Vidéo, La liberté d’expression : pour tout le monde ? LDL, décembre En ligne : https://liguedesdroits.ca/liberte-dexpression-monde/
  3. Des manifestants de partout au Canada dénoncent la motion contre l’islamophobie, Radio-Canada, 4 mars 2017 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1020369/manifestations-motion-islamophobie-canada-montreal