Lettre : Les droits de la personne en temps de pandémie

Le caractère exceptionnel de la crise sanitaire ne doit pas pour autant nous faire perdre de vue l’importance cruciale des droits de la personne.

La métaphore guerrière ne sied pas à ce qu’on vise en ces temps de pandémie

Christian Nadeau, président
Alexandra Pierre, vice-présidente du conseil d’administration de la LDL

Partout dans le monde, les gouvernements intensifient avec raison leur action en matière de santé publique en réponse à la pandémie de COVID-19. Le caractère exceptionnel de cette crise sanitaire ne doit pas pour autant nous faire perdre de vue l’importance cruciale des droits de la personne, dont le droit à la santé est un élément clé. Il importe de rappeler que le droit à la santé ne se limite pas au fait de ne pas être malade ou à l’accès au système de santé. Le droit à la santé vise le bien-être global de la personne et doit ainsi se comprendre dans sa relation avec les autres droits dont il dépend et qui, à leur tour, dépendent de lui, qu’il s’agisse des droits au logement, à la protection sociale ou encore à ne pas être traité de manière discriminatoire. Les droits de la personne ne sont pas de simples principes que l’on pourrait mettre de côté lorsqu’ils nous encombrent ou invoquer au cas par cas. Les droits de la personne forment bloc et trouvent tout leur sens lorsqu’ils nous permettent d’y voir clair par temps sombres.

Mesures gouvernementales

La crise sanitaire actuelle requiert des moyens exceptionnels. Les mesures annoncées par les gouvernements provincial et fédéral, bonifiant les programmes sociaux existants et en créant de nouveaux, doivent être saluées, bien que leur mise en œuvre soit compliquée par des décennies d’affaiblissement de l’État social. Certaines de ces mesures, présentées comme nécessaires en temps de crise sanitaire, devraient pourtant être la norme. Les mesures exceptionnelles de santé publique doivent quant à elles être compatibles avec l’exercice des droits de la personne et ne devraient jamais porter atteinte de façon disproportionnée ou discriminatoire aux droits, par exemple en privilégiant le droit à la santé de certains segments de la population au détriment de celui des autres.

Responsabilités conjointes

La crise sanitaire actuelle implique une responsabilité à multiples paliers. Les appels à la responsabilité individuelle ne veulent rien dire sans moyens d’organisation étatiques et institutionnels pour la soutenir. Inversement, ces mêmes moyens sont insuffisants sans relais pour que les informations atteignent l’ensemble des citoyennes et citoyens, ainsi que sans les liens de confiance et la solidarité nécessaires à la mise en œuvre des recommandations de santé publique. On ne peut s’en remettre à un discours moralisateur où chaque personne y va de sa vision des choses en jugeant les actions des autres, par exemple les comportements de certains dans les magasins. Laver ses mains ou respecter ses distances est une chose. Veiller au respect des plus vulnérables, des plus démunis ou de toutes celles et ceux qui sont le plus souvent oubliés en est une autre. Voilà pourquoi il est de notre responsabilité à toutes et à tous de veiller au respect des droits de chacun.

Les droits des personnes marginalisées

C’est pour cette raison que la Ligue des droits et libertés veut rappeler au public et au gouvernement les droits de personnes marginalisées de différentes façons. En aucun cas les décisions qui leur sont imposées ne devraient les mettre en danger. Pensons aux droits des personnes détenues, à toutes ces personnes en attente de procès, ou à leurs conditions de détention. Pensons aussi aux conditions de vie des travailleuses et travailleurs précaires, mal protégés, qui n’ont pas la possibilité de s’isoler et qui doivent continuer le travail à grand risque. Pensons au profilage social et au sort réservé aux personnes itinérantes, qui n’ont nulle part où aller et qui peuvent difficilement être tenues informées des précautions à prendre. Au lendemain de la fermeture de la frontière par le gouvernement fédéral, pensons enfin aux droits des personnes réfugiées, qui fuient des réalités bien plus hostiles que la nôtre, car, comme nous tendons à l’oublier, les guerres et la misère se poursuivent malgré la pandémie. Assurer le droit à la santé de ces personnes nécessite de porter attention à la réalisation des droits dans leur interdépendance, que ce soit le droit à l’égalité, le droit à la sécurité au travail ou le droit d’asile.

La pandémie n’est pas une guerre

Enfin, le caractère exceptionnel de la situation ouvre la porte à une rhétorique martiale ou militaire. On distingue temps de paix et temps de guerre, puisant dans ce dernier les images du combat contre le virus. Ce faisant, nous oublions deux choses : d’une part, la guerre tue et, d’autre part, elle nie les droits et l’existence même des personnes. La métaphore guerrière ne sied pas à ce qu’on vise en ces temps de pandémie : le personnel soignant préserve la vie, la solidarité apaise les détresses et les institutions publiques coordonnent les efforts et garantissent le respect des droits de toutes et de tous. Au nom de la santé, il ne faudra pas prendre prétexte de l’exception pour développer des réflexes autoritaires.

Lettre publiée dans le journal Le Devoir, le 24 mars 2020.