Cette lettre a été publiée dans le journal Le Soleil, le 29 novembre 2023
Consulter la version PDF de la lettre envoyée au ministre le 8 novembre
Montréal, le 8 novembre 2023
Monsieur François Bonnardel
Ministre de la Sécurité publique
Ministère de la Sécurité publique
Tour des Laurentides
2525, boulevard Laurier, 5e étage
Québec (Québec) G1V 2L2
Objet : Ligne directrice sur les interpellations policières et cadre de collecte de données
Monsieur le Ministre,
La présente vous est transmise par 36 organisations de la société civile québécoise. Nous avons pris connaissance le 3 octobre dernier de l’adoption du projet de loi 14, Loi modifiant diverses dispositions relatives à la sécurité publique et édictant la Loi visant à aider à retrouver des personnes disparues. En vertu de dispositions de cette loi, vous devrez rendre publique le 5 décembre 2023 « une ligne directrice concernant les interpellations policières, y compris les interceptions routières effectuées en vertu de l’article 636 du Code de la sécurité routière ».
Le projet de loi 14 ne précise pas l’orientation qui devra être donnée à ladite ligne directrice. Vous avez néanmoins annoncé, Monsieur le Ministre, vos intentions dans un mémoire déposé en février 2023 au Conseil des ministres :
[La ligne directrice] interdirait explicitement l’interpellation policière, incluant l’interception routière, basée sur un motif discriminatoire. Elle viendrait également prévoir les modalités relatives à la collecte de données sur les interpellations policières, incluant les interceptions routières. Elle pourrait aussi préciser que les corps de police doivent rendre ces données publiques.[1]
Comme vous le savez, les personnes autochtones, noires et arabes sont visées de façon disproportionnée par la pratique de l’interpellation policière, comme le démontrent sans équivoque des rapports récents sur la situation à Montréal et à Repentigny[2]. Il s’agit d’une pratique qui est source de violations de droits et de profilages racial et social. De plus, les policiers n’ont pas le pouvoir de faire des interpellations au Québec. C’est pour ces raisons que plus de 90 organisations ont signé une déclaration lancée en février 2023 demandant au gouvernement du Québec de mettre fin à cette pratique arbitraire en l’interdisant sur tout le territoire[3].
Absence de consultation publique
Nous déplorons, Monsieur le Ministre, que vous n’ayez pas prévu la tenue d’une consultation publique dans le cadre de l’élaboration de cette ligne directrice. Cela aurait été nécessaire afin d’entendre la voix des citoyen-ne-s qui subissent des violations de leurs droits et pour tenir compte de l’expertise des organisations de la société civile qui travaillent depuis des années à réduire et enrayer le profilage racial et social. Lors de l’étude détaillée en commission du projet de loi 14 en mai 2023, vous avez indiqué que le ministère de la Sécurité publique (MSP) élaborera cette ligne directrice en collaboration avec ses principaux partenaires, les corps de police, laissant la société civile à l’écart des prises de décision.
Deux éléments essentiels à inscrire dans la ligne directrice
Nous sommes préoccupé-e-s par le fait que la ligne directrice pourrait reprendre en totalité ou en partie le contenu de la Pratique policière 2.1.7[4] sur l’interpellation policière issue du Guide des pratiques policières du MSP. Or, ce document a été élaboré sans consultation de la société civile et n’est pas à la hauteur de la problématique des interpellations policières et du profilage racial et social.
Dans le contexte des travaux actuels du MSP sur la ligne directrice, nous considérons, qu’au minimum, deux éléments actuellement absents de la Pratique policière 2.1.7 doivent être inscrits dans la ligne directrice. Ils ont trait spécifiquement à la pratique de l’interpellation policière, aussi appelée contrôle de routine, contrôle d’identité ou street check. Rappelons qu’une interpellation est une tentative d’un policier de contrôler l’identité d’une personne qui n’est pas tenue légalement de s’identifier ou de transmettre des renseignements personnels. L’interpellation a lieu à l’extérieur du contexte d’une enquête policière et ne compte pas parmi les pouvoirs policiers reconnus par la loi et la common law en matière d’arrestation et de détention.
- La Pratique policière 2.1.7 indique présentement que l’interpellation doit être basée sur « un ensemble de faits observables ou des informations qui fournissent au policier une raison pour intervenir auprès de la personne dans le cadre de la mission policière ». Or, il ne s’agit pas d’une norme juridique reconnue. Nous considérons qu’un policier ne devrait pas tenter d’obtenir les renseignements identificatoires d’une personne en l’absence d’un motif raisonnable de soupçonner un lien clair entre la personne et une infraction criminelle récente ou en cours. La ligne directrice doit minimalement adopter la norme du « motif raisonnable de soupçonner » (soupçon raisonnable) au lieu du critère de « faits observables ».
- Lorsqu’elles sont accostées par des policiers, la plupart des personnes ignorent quels sont leurs droits et leurs obligations légales en matière d’identification. Il est nécessaire que les policiers au Québec aient l’obligation d’informer toute personne interpellée – sur la base d’un soupçon raisonnable – qu’elle n’est pas légalement obligée de s’identifier et de répondre aux questions, qu’elle peut refuser de le faire et qu’elle est libre de poursuivre son chemin sans crainte. Cette obligation d’en informer la personne interpellée doit être inscrite dans la ligne directrice.
Pouvoir d’interception routière sans motif
Les commentaires ci-dessus n’ont pas trait au pouvoir d’interception routière sans motif prévu en common law et à l’article 636 du Code de la sécurité routière. À ce sujet, nous réitérons qu’il faut mettre fin à ce pouvoir, car il a été démontré qu’il est une source de profilage racial des automobilistes. Toutefois, puisque la cause Luamba est présentement devant les tribunaux, nous ne vous transmettons pas de commentaires spécifiques concernant la ligne directrice que vous adopterez. Néanmoins, il nous paraît évident que le fait d’inscrire dans la ligne directrice qu’une interception routière sans motif ne doit pas être discriminatoire ne résoudra aucunement la problématique du profilage sur les routes.
Cadre de collecte de données sur l’interpellation policière
En terminant, nous souhaitons également vous faire part de nos commentaires concernant le cadre de collecte de données sur l’interpellation policière du MSP qui est présentement en vigueur. À la lumière de plusieurs documents[5] du MSP obtenus par l’accès à l’information, nous constatons que cette collecte de données n’est pas conforme aux balises recommandées par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) depuis 2011 en matière de collecte de données à toutes les étapes de l’action policière. La CDPDJ a d’ailleurs réitéré ses recommandations dans son mémoire sur le projet de loi 14[6].
Le cadre de collecte de données actuel n’est pas un cadre législatif et il n’a pas été élaboré en concertation avec les communautés marginalisées et racisées qui subissent du profilage racial et social. Aucun conseil de gouvernance communautaire n’est prévu. Or, il s’agit de conditions fondamentales à tout développement d’une collecte de données sur les pratiques policières, d’autant plus qu’une telle collecte doit uniquement avoir pour objectif de documenter et de lutter contre les discriminations interdites à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.
Nous déplorons vivement que le cadre de collecte de données adopté par le MSP n’ait pas pour objectif de lutter contre les discriminations. Il est plutôt basé sur la prémisse que l’interpellation « est une pratique utile à la mission policière[7] » alors même que l’utilité et la nécessité de la pratique pour la sécurité publique n’ont pas été démontrées. Ce faisant, le « but ultime » annoncé de la collecte de données est de « rassurer le public sur la légitimité de cette pratique pour en préserver les bénéfices pour la sécurité publique[8] ».
En somme, la collecte de données actuelle manque de crédibilité et de légitimité. Nous vous demandons, Monsieur le Ministre, de rectifier la situation et de mettre en place un processus démocratique pour élaborer un cadre législatif de collecte de données des actions policières visant à lutter contre les discriminations systémiques, en s’inspirant de législations adoptées dans d’autres provinces canadiennes.
Dans l’attente d’une réponse de votre part, nous vous prions de recevoir, Monsieur le Ministre, nos cordiales salutations,
Laurence Guénette coordonnatrice
Ligue des droits et libertés
Sandra Etienne, 4e vice-présidente
Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux
France-Isabelle Langlois, directrice
Amnistie internationale francophone Canada
Olga Wolstenholme Bainbridge, coordonnatrice à l’éducation populaire et aux communications
Association de solidarité et d’entraide communautaire de la Vallée-de-la-Gatineau
Me Clara Daviault, vice-présidente
Association des avocats de la défense de Montréal-Laval-Longueuil
Megan Audet, intervenante communautaire
Centre de femmes l’Érige
JC Chayer, coordonnatrice
Centre de femmes l’Essentielle
Fo Niemi, directeur général
Centre de recherche-action sur les relations raciales
Lucie Gosselin, coordonnatrice
Centre ressources pour femmes de Beauport
Annie Aubin, organisatrice communautaire
Clinique Droit de cité
Me Fernando Belton, directeur général
Clinique juridique de Saint-Michel
Me Marie-Livia Beaugé, directrice et fondatrice
Clinique Juridique du Grand Montréal
Alexandre Popovic, porte-parole
Coalition contre la répression et les abus policiers
Root, direction général
Coalition des groupes jeunesse LGBTQ+
Ken Monteith, directeur général
Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida
Alain Babineau, directeur – profilage racial et sécurité publique
Coalition Rouge
Dominique Daigneault, présidente
Conseil central du Montréal métropolitain – CSN
Marie-Philippe Drouin, direction générale
Divergenres
Stéphanie Germain, directrice générale
Éduconnexion
Soizic Provost, intervenante en prévention des violences faites aux enfants
ESPACE Gaspésie-les-Iles
William-Jacomo Beauchemin, coordonnateur général
Exeko
Benoît Lacoursière, secrétaire général et trésorier
Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec – CSN
Benoît Allard, co-coordonnateur – responsable volet recherche
Groupe de recherche et de formation sur la pauvreté au Québec
Cassandra Exumé, coordonnatrice générale
Hoodstock
Nellie Quane-Arsenault, coordonnatrice
Illusion Emploi de l’Estrie
Pierre Richard Thomas, président
LAKAY
Maxim Fortin, coordonnateur
Ligue des droits et libertés, section de Québec
Stéphanie Racine, directrice
Maison des jeunes l’Atôme
Laurence Bolduc, direction
Maison des jeunes l’Évasion
Adrienne Pan, administration and communications coordinator
QPIRG Concordia
Maud Provost, organisation communautaire
Réseau d’action des femmes en santé et services sociaux
Marie-Andrée Gauthier, coordonnatrice générale
Réseau des Tables régionales de groupes de femmes du Québec
Marie Josèphe Pigeon, coordination générale
Service d’Entraide Passerelle
Véronique Martineau, coordonnatrice
Table des groupes de femmes de Montréal
Stéphanie Vallée, présidente
Table des regroupements provinciaux d’organismes communautaires et bénévoles
Louis-Frédéric Verrault-Giroux, agent de mobilisation et de communication
Table régionale des organismes volontaires d’éducation populaire de Montréal
[1] Conseil des ministres, Mesures en matière de sécurité publique concernant notamment la prévention du profilage racial et social, l’efficience des services et visant à aider à retrouver des personnes disparues, Mémoire déposé par Monsieur François Bonnardel, ministre de la Sécurité publique, 21 février 2023, p. 13.
[2] Armony, Hassaoui et Mulone, Les interpellations policières à la lumière des identités racisées des personnes interpellées. Analyse des données du Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) et élaboration d’indicateurs de suivi en matière de profilage racial., 2019 ; Armony, Hassaoui et Mulone, Portrait de recherche sur les interpellations dans le dossier profilage. Rapport présenté au Service de police de la Ville de Repentigny, 2021 ; Armony, Boastswain-Kyte, Hassaoui et Mulone, Interpellations policières et profilage racial. Contextualisation de la pratique d’interpellation à la lumière de l’identité racisée des personnes interpellées et évaluation de la nouvelle politique d’interpellation, 2023.
[3] LDL, Déclaration pour l’interdiction des interpellations policières (street checks) au Québec, Liste des signataires, 2023.
[4] MSP, Pratique policière 2.1.7. Interpellation policière, en vigueur le 20 août 2020.
[5] MSP, Mesurer l’interpellation policière. Présentation du cadre de collecte de données, document de présentation, 9 mars 2022, 24 pages ; MSP, Cadre de collecte de données. Interpellation policière, 4 pages ; MSP, Guide en gestion du changement. Cadre de collecte de données sur l’interpellation policière, 16 pages ; MSP, Guide de référence complémentaire. Cadre de collecte de données sur l’interpellation policière, 20 pages.
[6] CDPDJ, Mémoire sur le projet de loi 14, Loi modifiant diverses dispositions en matière de sécurité publique et édictant la Loi visant à aider à retrouver les personnes disparues, avril 2023, p. 50 à 57.
[7] MSP, Mesurer l’interpellation policière. Présentation du cadre de collecte de données, 9 mars 2022.
[8] Ibid.