Mettre en œuvre des droits : complexification et marginalisation

Depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, on peut observer d’un côté, une prolifération des instruments et des mécanismes de protection des droits humains, visant des catégories particulières (femmes, enfants, apatrides, etc.) ou des situations spécifiques (travail forcé, torture, etc.) ; mais de l’autre côté, on constate que le respect et la protection des droits humains, dans une gouvernance de plus en plus axée sur la gestion de crises ou d’urgences, ne sont plus, s’ils l’ont jamais été, au cœur des objectifs des gouvernements.

Mettre en œuvre des droits : complexification et marginalisation

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Droits et libertés, automne 2023 / hiver 2024

Sylvie Paquerot, Professeure retraitée, École d’études politiques, Université d’Ottawa, membre du CA de la Fondation Danielle Mitterrand

Si la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), en 1948, établit un catalogue des droits humains que la communauté des États est prête à reconnaitre, ce sont les deux Pactes1 entrés en vigueur en 1976 qui introduiront des obligations claires pour les États : respecter, protéger et mettre en œuvre ces droits. Le développement du cadre juridique international des droits humains s’est toutefois fortement complexifié depuis, comme leur mise en œuvre à travers des politiques publiques effectives…

Un édifice juridique complexe

D’abord, on s’apercevra très tôt que les obligations générales prévues aux Pactes ne peuvent suffire à la mise en œuvre concrète de l’égalité de personnes appartenant à des groupes ou des catégories historiquement exclues, discriminées ou marginalisées. Parallèlement à l’adoption et à la ratifi­cation des deux Pactes, le système onusien amorcera donc un processus de définition et de codification d’obligations plus précises, répondant aux situations spécifiques de ces groupes, qu’il s’agisse de s’attaquer à la discrimination en emploi vécue par les femmes, aux droits des personnes handicapées ou aux conditions particulières des travailleurs migrants, etc.

Ces conventions, traités ou mécanismes (rapporteurs spéciaux par exemple) se sont multipliés depuis l’adoption de la DUDH, non seulement à l’échelle inter­nationale mais également au sein des différents systèmes régionaux de protec­tion des droits. Or, cette multiplication des instruments, essentielle à la précision des obligations des États, aura aussi pour effet de rendre plus complexe la compréhension même de la logique des droits humains, universels, inhérents et interdépendants, comme l’a rappelé la conférence de Vienne en 1993.

On peut illustrer les conséquences de cette complexité avec le traitement de la question de la violence faite aux femmes, particulièrement la violence conjugale, dont les États ont mis du temps à se sentir responsables, dans la mesure où cette violence n’était pas de leur fait. Il aura fallu la mise en place d’un mécanisme de Rapporteuse spéciale sur la violence faite aux femmes, ses causes et ses conséquences pour que cet enjeu soit considéré comme relevant des droits humains et donc de la responsabilité de l’État de protéger les femmes contre la violence de tiers.

Encore aujourd’hui, beaucoup interprètent les instruments visant des groupes ciblés comme donnant des droits spécifiques à ces groupes. Pourtant, il s’agit chaque fois essentiellement, de créer des obligations précises pour les États responsables de la mise en œuvre effective des mêmes droits, ceux du catalogue que constitue la DUDH, auprès des groupes plus vulnérables qui nécessitent des mesures particulières pour atteindre l’égalité. L’exemple le plus récent d’une telle confusion est sans doute le référendum australien, en octobre 2023, visant à inscrire dans la constitution les droits des peuples autochtones dans ce pays, qui a été rejeté. Un argument central des opposants était précisément que cela donnerait « plus de droits » aux Autochtones qu’aux autres citoyen­-ne­-s.

Malheureusement, devant la complexité plus grande d’un système de protection plus développé et mieux précisé, les États ont en quelque sorte « oublié » leur obligation de promotion et négligé l’importance de l’éducation aux droits. En effet, combien, parmi les personnes qui liront ce texte, peuvent dire qu’elles ont bénéficié d’une formation aux droits humains dans leur parcours scolaire obligatoire ? Comment peut­-on sérieu­sement penser « promouvoir le respect universel des droits » tel que le stipule la Charte des Nations unies, sans savoir et comprendre vraiment ce qu’ils sont ?

De la société de droit à la société de marché

Mais si l’édifice juridique des droits humains s’est complexifié, leur mise en œuvre, elle, est devenue de plus en plus aléatoire sur le plan politique avec l’évolution des fondements et des valeurs de nos sociétés. C’est ici une contradiction fondamentale à laquelle nous faisons face : pour être revendiqués et mis en œuvre, les droits ont besoin d’une société de droit où le droit régule les rapports sociaux, et non la force ou la violence… et nos sociétés, à bien des égards, n’en ont plus que le nom.

La société de marché, mise de l’avant dans les années 1980 par Ronald Reagan (États­ Unis) et Margaret Thatcher (Grande­ Bretagne), s’est déployée largement, jusqu’à imprimer dans nos têtes l’idée que le marché, et non le droit, allait assurer des rapports sociaux apaisés. Dans cette logique, l’objectif principal de l’État néolibéral n’est plus d’assurer l’égalité et les droits de ses citoyen­-ne­-s, mais de garantir les conditions de bon fonctionnement du marché et de pallier occasionnellement ses déficiences. L’État n’intervient plus alors qu’en situation de crise ou d’urgence. Pourtant, la mise en œuvre des droits humains exige plutôt des politiques ancrées dans une perspective globale et de long terme.

La crise actuelle du logement nous offre une caricature de cette logique. On sait depuis plusieurs années que la situation se dégrade en matière de logement, que nos lois et nos règles ne suffisent plus à assurer l’accès de toutes les personnes à un logement convenable. Cette situ­ation touche une part de plus en plus importante de la population. Elle revêt plusieurs dimensions imbriquées qui ne sont pas apparues du jour au lendemain : entretien du parc locatif, écart coût/revenus, répartition territoriale, accès à la propriété, contenu de l’offre, etc. Pour assurer le droit au logement, l’État devrait donc adopter des politiques structurantes et revoir ses règles en prenant en compte ces différentes facettes du problème, mais sa réponse, pour l’heure, demeure celle d’une société de marché : il manque de logement, augmentons l’offre. Il ne s’agit en aucun cas d’assurer le droit au logement mais bien d’assurer l’équilibre du marché de l’habitation.

Les conséquences sur les droits de cette gouvernance par les crises et l’urgence vouée à la protection de la société de marché se donne à voir avec le plus de brutalité dans le domaine des libertés publiques. On assiste en effet à un retour en force de la violence politique et des restrictions aux libertés, y compris dans les pays que l’on considérait jusqu’ici démocratiques : un ministre de l’Intérieur français qui se vante de contrevenir à la Convention européenne de sauvegarde, des manifestations faisant face à une violence policière disproportionnée, ou carrément interdites, etc. ; de plus en plus d’atteintes à ces libertés publiques se voient normalisées et légitimées dans les discours de nos dirigeants. Si la faillite du droit humanitaire est de plus en plus évidente dans les conflits en cours, il faut aussi constater que les États prennent de moins en moins au sérieux leurs obligations en matière de droits humains en temps de paix. Le respect des droits humains n’est plus ni le critère, ni l’objectif de leur action. Ils ont oublié que la DUDH, en son article 28, leur faisait obligation de maintenir « un ordre tel que les droits et libertés puissent y trouver plein effet ».

En terminant, il apparait essentiel de relever un troisième aspect à ces deux dimensions, complexité juridique et contradictions politiques, même si l’espace ne permet pas d’élaborer beaucoup ici : l’enjeu des nouveaux droits. Le droit à l’eau ou le droit à un environnement sain par exemple, dont le statut juridique demeure incertain sur le plan du droit international, obligent à poser la question de l’incomplétude du catalogue originel de la DUDH.

Il fut beaucoup question, dans les années 1970, d’une troisième génération de droits et une conférence internationale a même eu lieu au Mexique, à l’initiative de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), pour réfléchir sur le sujet. Le droit à la paix, le droit au développement, le droit au patrimoine de l’humanité, le droit à l’environnement, entre autres, y ont été abondamment discutés. Ces enjeux, fondamentaux, doivent­-ils être considérés au titre des droits humains, ou en tant que conditions nécessaires à la réalisation des droits ?

Tout en reconnaissant l’importance de ces enjeux pour la réalisation des droits humains, plusieurs considèrent que les reconnaitre en tant que droits entrainerait une complexité encore plus grande puisqu’on ne peut leur appliquer la logique à la base de tout droit qui exige en miroir l’identification d’un détenteur de l’obligation : right holder/duty holder. Or en matière de droit au développement, de droit à un environnement sain, de paix, etc., qui est le détenteur du droit ? Qui est le détenteur de l’obligation ? C’est peut­ être encore ici dans l’article 28 de la DUDH que nous pourrions trouver l’amorce d’un raisonnement propre à intégrer ces enjeux dans l’agenda des droits humains : un ordre tel que les droits et libertés puissent trouver plein effet exige un environnement sain, le développement, la paix, etc.

Les droits de l’homme ne sont pas une politique écrivait en son temps Marcel Gauchet. Mais les droits humains doivent impérativement servir de boussole et d’horizon politique puisque seule la communauté politique est à même de garantir des droits.


1) Les deux Pactes sont : le Pacte international des droits civils et politiques (PIDCP) avec le Comité des droits de l’homme chargé de son application et le Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) avec le Comité des droits économiques, sociaux et culturels.