Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices.
En mai dernier, le projet de loi 96 édictant la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français fut présenté par le premier ministre Legault et le ministre de la Justice Jolin-Barrette. Notons que le 21 septembre 2021, les audiences portant sur ce projet de loi ont débuté à la Commission des institutions du Québec.
Une précision s’impose ici. Ce carnet n’a pas pour but de mettre en doute la légitimité du gouvernement du Québec de vouloir renforcer légalement la portée du français comme étant la langue officielle et commune du Québec. D’ailleurs, il faut saluer l’engagement du ministre Jolin-Barrette, à l’effet que le gouvernement n’utilisera pas la procédure du bâillon pour faire adopter ce projet de loi 96 à l’Assemblée nationale.
Recours à la clause dérogatoire
Toutefois, un article de ce projet de loi est troublant et est pourtant passé sous le radar d’un grand nombre chroniqueurs et chroniqueuses de l’actualité politique. Il s’agit de l’article 118 de ce projet de loi, stipulant que le législateur aura recours à la clause dérogatoire pour se soustraire aux articles 1 à 38 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Depuis le dépôt du projet de loi 96, le premier ministre et le ministre de la Justice ont affirmé publiquement à maintes reprises que le recours à la clause dérogatoire inscrite dans les deux Chartes était une condition nécessaire à l’atteinte du renforcement du français comme langue officielle et commune du Québec. Néanmoins, ils n’ont pas cru bon de justifier leur décision en présentant à la population québécoise des études ou de la documentation expliquant que le plein exercice des contre-pouvoirs inclus dans ces deux Chartes atténue ou atténuera la portée du renforcement du français comme étant la langue officielle et commune du Québec.
Des conséquences dommageables
Dès lors, il ne semble pas exagéré d’affirmer que si le projet de loi 96 devient loi sans l’abolition de l’article 118, ce nouveau recours aux deux clauses dérogatoires, bien que conforme au droit québécois et canadien actuel, entrainera plusieurs conséquences dommageables sur l’exercice des droits et libertés :
- Il altèrera une fois de plus de manière injustifiée et disproportionnée la portée interdépendante, indivisible, inaliénable et universelle des droits et libertés inscrits dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et la Charte canadienne des droits et libertés;
- Il rendra cette nouvelle loi, tout comme l’est déjà la Loi sur la laïcité de l’État, juridiquement prépondérante à la Charte québécoise des droits et libertés et à la Charte canadienne des droits et libertés;
- Il risquera d’accentuer l’opinion fort répandue que les droits collectifs de la majorité francophone constituent les droits collectifs du peuple québécois dans son ensemble;
- Il banalisera davantage le recours à la clause dérogatoire inscrite dans les Chartes et conséquemment, pourrait inciter tout gouvernement du Québec (ou tout autre gouvernement au Canada) à inscrire le recours à cette clause dans diverses lois futures afin de décourager toute contestation devant les tribunaux;
Comme l’écrivait le professeur de droits et libertés Louis-Philippe Lampron de l’Université Laval : « À terme, la banalisation du recours à la dérogation mur à mur aux deux chartes des droits et libertés ne pourra avoir pour conséquence que d’affaiblir l’un des contre-pouvoirs les plus effectifs qui est actuellement offerts aux justiciables québécois. » À quoi serviront alors ces deux Chartes des droits et libertés ?
Abolir l’article 118
À la lumière de ces préoccupations à l’égard de l’article 118 du projet de loi 96, ce dernier doit être aboli puisque les inconvénients sur les droits et libertés causés par l’application d’une clause dérogatoire seraient disproportionnés en comparaison avec les objectifs visés par le projet de loi, d’autant plus qu’il n’est pas clair en quoi le plein exercice par les justiciables québécois des contre-pouvoirs inclus dans ces deux Chartes est de nature à atténuer la portée du renforcement du français comme étant la langue officielle et commune du Québec.
En conséquence, les articles 199 et 200 des Dispositions finales du projet de loi 96 devraient aussi être abolis puisqu’il y est prescrit que la loi 96 s’appliquerait malgré les articles 1 à 38 de la Charte des droits et libertés de la personne et indépendamment des articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.