Tisser un projet de société

Les droits économiques, sociaux et culturels fournissent un éclairage extraordinaire pour mettre en lumière et combattre les inégalités sociales, de même que pour retirer le fardeau de la précarité économique des épaules des individus.
image de la revue Droits et libertés

Tisser un projet de société

Laurence Guénette, Coordonnatrice à la Ligue des droits et libertés

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2023

L’avenir des droits économiques, sociaux et culturels (DESC) dépend en grande partie des efforts menés pour parvenir à une égale reconnaissance de tous les droits humains. Il est essentiel d’insister plus que jamais sur leur caractère d’indivisibilité, alors qu’ils ont longtemps été abordés en deux blocs, les droits civils et politiques (DCP), associés aux démocraties libérales et soigneusement séparés des droits économiques, sociaux et culturels qui eux, prédominaient dans le projet socialiste. Le modèle démocratique libéral qui domine dorénavant au niveau international persiste dans ses ironies et même ses hypocrisies, se félicitant de permettre la participation politique de gens qui peinent à subvenir à leurs besoins de base… un exemple de plus qui incite à mettre de l’avant l’interdépendance des droits !

Les parents pauvres des droits

Ce rappel peut sembler suranné en 2023, et pourtant les DESC demeurent les parents pauvres des droits humains1. Les DESC sont résolument mis à mal par le néolibéralisme qui prédomine actuellement sans que cela paraisse trop intolérable dans l’opinion publique. La perspective des droits humains, profondément subversive, doit être mise de l’avant haut et fort, et soulignée dans son caractère non partisan et apolitique. La possibilité de m’instruire adéquatement ne dépend pas de l’opinion des élu-e-s, c’est un droit humain ! Le plein exercice de mon droit à la santé n’est pas tributaire des orientations politiques d’un-e ministre, c’est un droit humain !

Lors de la campagne électorale de l’automne 2022 et du débat des chef-fe-s, les droits économiques, sociaux et culturels étaient invisibles, jamais nommés, et pourtant ils étaient en filigrane de toutes les grandes crises auxquelles les candidat-e-s se proposaient de répondre. Ils étaient à la fois tus et instrumentalisés, présentés sous forme de promesses électorales partisanes et de services modulables selon leur bonne volonté politique. Comme le soulignait Christine Vézina dans une lettre ouverte publiée quelques jours après le scrutin et co-signée par la LDL, « la jouissance de droits économiques et sociaux, tels les droits au logement, à la santé, à l’éducation et à un niveau de vie suffisant ne devrait en aucun cas être conditionnelle aux aléas des gains électoraux. Elle devrait plutôt les transcender, conformément aux engagements auxquels le Québec a souscrit en 1976 lorsqu’il a lui- même ratifié le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels2 ».

De graves reculs

Certaines crises à l’échelle du Québec et du Canada, de même que des crises à l’échelle mondiale, demeureront d’actualité dans les années à venir et sont propices à la défense et à la promotion des DESC. Pensons aux graves enjeux de logement, à la détérioration des services sociaux tels que le système de santé, ou encore aux crises du climat ou de la biodiversité affectant le droit à un environnement sain. Ces droits sont à la fois en proie à de graves périls ou reculs, et en même temps susceptibles de susciter d’importantes mobilisations.

Certains DESC sont également mis à mal sans que cela ne soit aussi visibilisé dans le public, et pourtant les impacts sur d’autres droits humains sont multiples et graves. C’est le cas notamment du droit à l’information, essentiel à une participation démocratique réelle, car il représente une condition de la transparence, de la reddition de compte des élu-e-s et de la possibilité des citoyen-ne-s de prendre position et de se mobiliser pour différentes causes.

L’interdépendance des droits

La LDL devra poursuivre ses efforts de partage et de promotion de la perspective des droits humains et favoriser la coalition des mouvements sociaux autour de diverses mobilisations, notamment en mettant de l’avant l’interdépendance des droits humains. Cette interdépendance nous invite à tenir compte des effets des violations ou de la réalisation des droits humains entre eux, et à exiger la justiciabilité de tous les droits, au-delà de la séparation entre les droits civils et politiques, d’une part, et les droits économiques sociaux et culturels, de l’autre, séparation artificielle que nous combattons sans relâche.

Le PIDESC énonce dans son préambule que « l’idéal de l’être humain libre, libéré de la crainte et de la misère, ne peut être réalisé que si des conditions permettant à chacun de jouir de ses droits économiques, sociaux et culturels, aussi bien que de ses droits civils et politiques, sont créées ». De quelles conditions parle-t-on ?

Les DESC sont les premiers mis en péril quand le néolibéralisme frappe, que l’austérité et la privatisation s’accentuent. La défense de ces droits exige de remettre en cause sans relâche la dangereuse perspective selon laquelle l’individu est responsable de sa propre condition socioéconomique, et dès lors responsable de son échec à accéder à des services permettant une mise en œuvre complète de ses droits. En effet, cette vision méritocratique, combattue depuis longtemps, mais encore dominante malgré tout, suggère que si une personne ne parvient pas à faire réparer ses dents ou à se louer un appartement décent, c’est principalement en raison de mauvais choix qu’elle a faits ou d’opportunités qu’elle n’a pas su saisir.

La précarité socioéconomique

Dans un rapport publié en 2022, Olivier de Schutter, Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté aux Nations Unies, soulignait la pertinence de reconnaitre la précarité socioéconomique comme facteur de discrimination à interdire3.Il rappelle cette précarité comme « un processus dans lequel les privations multiples se renforcent mutuellement et sont associées à la stigmatisation, la discrimination, l’insécurité et l’exclusion sociale ». La précarité socioéconomique peut également nous servir à remettre en question la perception de la pauvreté comme étant une défaillance de l’individu, sur qui reposerait donc le fardeau de la pauvreté. Elle invite naturellement à insister sur le droit de tout être humain à la dignité et à la satisfaction de ses besoins de base, et à tenir compte de l’interdépendance des droits. Un niveau de vie insuffisant a des impacts évidents sur d’autres droits ; à l’inverse, les reculs en matière d’éducation publique, de santé publique ou de droit au logement contribuent à perpétuer la précarité des personnes et donc à les empêcher de jouir de leur droit à un niveau de vie suffisant.

La notion de précarité socioéconomique suppose non seulement d’interdire toute discrimination fondée sur la condition socioéconomique des personnes, mais suggère également la nécessité de combattre les inégalités. Car les violations des droits économiques et sociaux sont le résultat de comportements concrets d’entités privées ou publiques violant ces droits, et de gouvernements omettant de les protéger adéquatement et de les mettre en œuvre pleinement. Les gouvernements et les groupes caritatifs mettent souvent l’accent sur la pauvreté et les actions pouvant la soulager en partie, sans jamais parler des riches, ou presque, ni de la structure économique qui engendre la pauvreté. Même lorsqu’on nous parle d’inégalités, allégeant quelque peu la responsabilité individuelle de la précarité, on entend rarement dénoncer haut et fort la mauvaise redistribution de la richesse.

Changer l’ordre établi

Pourtant, dans une perspective de droits humains, on ne peut pas faire l’économie de mettre en lumière les détentrices et détenteurs de la richesse et les élites qui tentent de préserver le statu quo, faisant obstacle aux mesures de protection et de mise en œuvre des droits humains, particulièrement des droits économiques, sociaux et culturels. Les luttes pour ces droits ne peuvent qu’être menées simultanément à des efforts pour défendre les services publics et les programmes sociaux universels. Défendre les DESC semble également devenir de plus en plus indissociable de la production et de la diffusion d’analyses critiques du système économique et des politiques fiscales et budgétaires qui en affectent la mise en œuvre. L’excellent rapport produit par la LDL en 2020 sur les façons dont les politiques fiscales impactent le droit à un niveau de vie suffisant et plusieurs autres droits humains va dans ce sens4. On gagne donc à poursuivre ces analyses conjointes et à encourager les collaborations entre économistes progressistes, par exemple, et mouvements pour les droits humains.

La vigilance à l’égard des droits se trouvant au cœur de la participation démocratique demeurera également nécessaire dans l’avenir. L’État est responsable d’assurer le respect, la protection et la mise en œuvre de tous les droits humains, alors que les élu-e-s sont incités à favoriser les intérêts de groupes puissants agissant pour le profit du secteur privé. Les droits humains peuvent ainsi servir à poser un regard critique sur le lobbyisme, et, plus largement, sur les modalités de la participation démocratique qui nous sont proposées : les embûches dans l’accès à l’information, les lacunes et les hypocrisies de certains mécanismes de consultation publique, la fomentation d’une prétendue acceptabilité sociale, etc.

Cent fois, sur le métier… remettez votre ouvrage, et continuons la lutte ! La LDL devra poursuivre son travail de défense des DESC en s’emparant de tout le potentiel analytique et mobilisateur proposé par l’interdépendance des droits humains.


  1. En ligne : https://www.cdpdj.qc.ca/storage/app/media/publications/bilan_charte_etude_5.pdf
  2. En ligne : https://www.ledevoir.com/opinion/idees/761817/idees-un-peu-de-hauteur-s-il-vous-plait
  3. En ligne : https://digitallibrary.un.org/record/3983713/files/A_77_157-pdf?ln=fr
  4. Rapport Le droit à un niveau de vie Faut-il s’inquiéter lorsque le rapport d’impôt s’en mêle?, Ligue des droits et libertés, mars 2020.