Voir la lettre parue dans Le Devoir le 15 avril 2022
Alexandra Pierre, présidente
Lucie Lamarche, membre du CA
Monsieur le Ministre de la Santé du Québec,
Préoccupée par les inégalités sociales en santé que la COVID-19 a mises en lumière, la Ligue des droits et libertés (LDL) a pris connaissance de votre Plan pour mettre en œuvre les changements nécessaires en santé. Et les préoccupations que nous avons exprimées publiquement en mars dernier demeurent entières.
Si certaines mesures proposées semblent intéressantes pour renforcer quelques aspects du réseau de la santé et des services sociaux (RSSS), le plan ne tient pas du tout compte du droit à la santé, qui, faut-il le rappeler, comporte un ensemble de mesures et de services qui se situent au-delà de la sphère médicale et curative. La révision du fonctionnement de la première ligne vise essentiellement à filtrer les cas qui recevront des services médicaux puis, si nécessaire, des services de deuxième et troisième lignes. Avec ce plan, le volet hospitalier est au cœur des préoccupations gouvernementales comme ce fut le cas durant la pandémie.
Un constat que nous devons faire de la pandémie est que notre « réseau santé » n’est pas en mesure de garantir l’accès à différents services sociaux qui jouent un rôle déterminant sur l’état de bien-être physique, mental et social, objectif central du droit à la santé. Le secteur des services sociaux n’est pas abordé de façon aussi structurante que celui du réseau hospitalier. Les mesures proposées consistent davantage en des travaux d’analyse et de recommandation à venir pour les personnes aînées, les personnes vulnérables, pour la santé mentale, la protection de la jeunesse et les soins à domicile.
Clientélisme et secteur privé
De plus, Monsieur le Ministre, vous soutenez que « la meilleure expérience patient » serait l’objectif premier de votre réforme. Or, en regard du droit à la santé, le patient n’est pas un client, et encore moins un télépatient dont le lien avec le RSSS se résumerait à y faire appel uniquement en situation de maladie. Le droit de toute personne à la santé comprend notamment l’obligation de mettre en œuvre un mode de gouvernance visant, comme le mentionne l’article 2 de la Loi sur les services de santé et de services sociaux, à « assurer la participation des personnes et des groupes qu’elles [les ressources humaines, matérielles et financières] forment au choix des orientations, à l’instauration, à l’amélioration, au développement et à l’administration des services ».
Il y a ici visiblement loin de la coupe aux lèvres si l’on considère l’absence de consultation publique préalable à l’élaboration de votre plan.
En outre, lorsqu’il est question d’entreprendre une « vaste décentralisation » du RSSS, nous comprenons que celle-ci serait surtout d’ordre administratif et opérationnel, alors qu’il faudrait viser à renforcer la responsabilité populationnelle des structures régionales et des établissements, que vous aviez pourtant identifiée comme étant une lacune. Il y est avant tout question d’accroître l’autonomie et les pouvoirs des gestionnaires et du personnel, sans égard à la participation de la population aux prises de décision. Or, la pandémie n’a-t-elle pas révélé qu’on aurait tout avantage à s’appuyer sur la connaissance que les membres d’une communauté ont de leur réalité afin d’établir les modalités d’accès aux soins et aux services qui soient les plus appropriées ?
Par ailleurs, en guise de solution aux difficultés d’accès au RSSS, vous entendez faire largement appel au secteur privé. N’y a-t-il pas là un parallèle à faire avec « la stratégie du choc », mise en lumière par Naomi Klein, qui implique de se servir d’une situation de crise (la pandémie) pour mettre en place des mesures permanentes ? Ce serait le cas si des mesures adoptées pour répondre à une situation de crise, tels le recours aux cliniques médicales spécialisées pour réduire les listes d’attente en chirurgie d’un jour ou le recours à la télémédecine, étaient pérennisées au-delà de la crise.
Le développement à tous crins d’un secteur privé en santé nous inquiète de la même manière qu’il faut s’inquiéter de cette question en matière d’éducation, bien que, dans ce cas, nous soyons carrément devant un système à deux vitesses, qui oppose l’école privée à l’école publique.
Vie privée et rémunération des médecins
En ce qui a trait aux systèmes d’information du RSSS, la LDL s’inquiète vivement du peu de cas que vous semblez faire du droit au respect de la vie privée ainsi qu’à l’obligation d’obtenir le consentement de la personne concernée. D’ailleurs, nous comptons participer aux consultations de la Commission de la santé et des services sociaux sur le projet de loi 19, Loi sur les renseignements de santé et de services sociaux.
Enfin, il est étonnant que le mode de rémunération des médecins, qui représente une part colossale du budget, ne soit pas davantage pris en considération dans un plan visant des changements nécessaires en santé. La seule mesure annoncée vise la révision de la rémunération des médecins de famille sans prise en compte de celle des médecins spécialistes. Devrait-on comprendre que le débat à ce propos se fera, s’il a lieu, derrière des portes closes ?
Pourtant, l’épineux problème de la rémunération des médecins nous renvoie à des questions aussi fondamentales que la nécessité de favoriser une collaboration interprofessionnelle au sein du RSSS, la nécessité d’assurer la mise en place d’une responsabilité professionnelle collective, la nécessité de changer l’idée voulant que les médecins soient les seuls responsables des questions de santé, etc.
C’est à la lumière de ces préoccupations, Monsieur le Ministre, que la Ligue des droits et libertés entend suivre de près l’évolution de votre plan. Nous souhaitons susciter dans l’espace public l’émergence d’une réflexion collective sur le droit à la santé qui viserait la reprise en main de notre réseau de la santé et des services sociaux d’un point de vue collectif et participatif.