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Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022
Nathalie Boucher, anthropologue urbaine, directrice-chercheuse de l’organisme REsPIRE
Sarah-Maude Cossette, candidate à la maîtrise en géographie, UQAM et chercheuse de l’organisme REsPIRE
En mai dernier, un article a créé une (modeste, mais nécessaire) onde de choc sur les réseaux sociaux. Il rapportait que la plupart des municipalités en Angleterre dépensaient plus pour disposer des excréments des chiens que pour les aménagements privilégiés par les adolescentes, à l’encontre de l’esprit antidiscrimination de l’Equality Act 2010.
Quelle place dans les parcs?
En théorie, et comme le souligne l’Equality Act 2010 dans le cas anglais, l’espace public (comme la rue et le parc) doit être universel et démocratique. L’article 31 de la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE) reconnaît de plus le droit des enfants à pratiquer des loisirs librement et dans des conditions d’égalité. Les aménagistes encouragent de plus en plus la diversité dans l’accessibilité et l’utilisation des espaces publics ; les villes, dont Montréal, se dotent de programmes comme l’analyse différenciée selon les sexes et intersectionnelle (ADS+), qui inclut l’âge. Dans cet esprit, aires de jeux, skateparks et terrains sportifs sont offerts librement à toutes et à tous. Mais ces équipements sont, en pratique, utilisés surtout par des hommes de tout âge. Quelle est la place des adolescentes dans les parcs montréalais? Quelles sont leurs activités privilégiées et où sont les équipements qui les soutiennent ?
L’activité physique plutôt que la sociabilité
En écho aux rares chercheuses et chercheurs qui se sont intéressés aux pratiques des adolescentes, nos recherches montrent que les adolescentes ont une inclination pour être entre amies, discuter, se détendre, mais que l’espace public fait généralement peu de place aux pratiques ordinaires de sociabilité. L’explication? D’une part, les filles et les femmes sont encore peu consultées pour autre chose que des questions de sécurité urbaine, elles sont minoritaires dans les postes décisifs1 et, conséquemment, la planification urbaine perpétue des stéréotypes plutôt que d’élargir les possibilités pour les usagères2. D’autre part, les jeunes sont non désiré-e-s dans l’espace public urbain quand leurs activités sont statiques. Des jeunes assis sont jugés dérangeants et parfois criminalisés (l’article 175(1c) du Code criminel interdit le flânage). L’offre des parcs vise donc surtout les activités sportives et actives. Si l’impact est positif sur la santé publique, cela ne répond pas à tous les besoins des jeunes, dans toute leur diversité. Les adolescentes, à l’intersection des identités femme et jeune, subissent les contrecoups d’une double discrimination, sans compter le poids qui pèse sur celles qui sont racisées, queer ou en situation de handicap.
Hors de l’espace public
Les observations et entrevues que nous avons réalisées ainsi que les ateliers de participation citoyenne et de projections architecturales3 ont révélé que rien dans l’espace public ne permet aux filles d’en faire usage en tout confort : les équipements ne répondent pas – ou mal – à leurs besoins et elles vivent du harcèlement de la part d’usagers masculins4. Ceci est la conséquence d’importants préjugés envers les femmes et les jeunes dans l’espace public de la ville occidentale qui perdurent depuis plusieurs siècles.
Premièrement, une femme (ou un-e jeune) qui circule librement dans la rue est perçue comme risquant les dangers inhérents à la ville. Cette crainte circule encore au sein des familles, des institutions (ex. : le service Entre deux arrêts de la Société de transport de Montréal réservé aux voyageuses nocturnes) et dans l’espace physique. Conséquemment, les filles sont reléguées aux espaces privés intérieurs, comme la maison ou les centres commerciaux, ou bien harcelées dans l’espace public.
Il est impératif d’encourager l’agentivité des filles dans toutes les sphères de leur vie et l’appropriation des espaces publics par celles-ci, et ce, dès le plus jeune âge, en leur montrant qu’elles ont leur place dans les parcs.
Deuxièmement, les pratiques privilégiées (mais non exclusives) des adolescentes, qui relèvent de la sociabilité, sont jugées superficielles et puériles. Dans l’ouvrage Witches, Witch-hunting and Women, Silvia Federici fait l’historique de la construction péjorative du terme gossip, un dérivé de godparent. Soulignant initialement la relation particulièrement soutenue de certaines amitiés, le concept a acquis une connotation négative au fur et à mesure que la pratique de se réunir entre femmes en public devenait indésirable. Aujourd’hui, les préjugés envers des adolescentes discutant supportent l’idée qu’elles potinent, discutent de
futilités. Elles feraient fi de ce qui est approprié, moral et sain de faire dans les parcs quand on est jeune, soit jouer, s’activer. Pourtant, elles développent des compétences en discours, écoute, mémoire sociale, expression verbale et non verbale, négociation et diplomatie : habiletés nécessaires en société.
Il est essentiel de revaloriser les pratiques statiques de sociabilité et de fournir du mobilier et des espaces adéquats pour les soutenir.
Les besoins des adolescentes
Contrairement à ce que leur « absence » laisse croire, les filles savent négocier leur présence dans les parcs (s’adapter, se déplacer, partir), elles savent faire avec l’aménagement qui est offert, mais qui ne leur est jamais destiné, en plus de réagir aux réprobations. Cela fait d’elles des usagères expérimentées de l’espace public. Mais pour encourager une présence confortable et sans tensions dans les parcs (dans leurs termes, et en plus de leur intégration dans les sports), les adolescentes ont besoin :
- de mobilier pour s’assoir et discuter (ex. : balançoires à leur taille et tables5), à l’abri des intempéries et qui procure une certaine intimité (hors de la surveillance par les adultes) ;
- d’installations sanitaires ouvertes 24 h, propres, sécuritaires, bien éclairées et équipées pour les besoins d’hygiène menstruelle ;
- de wifi ;
- d’un éclairage adapté (l’obscurité est parfois nécessaire à la confidentialité) ;
- d’accessibilité par les transports actifs ou en commun ;
- de la proximité d’une offre de services qu’elles aiment et à leurs moyens (ex. : cafés).
Le concept de droit à la ville de Henri Lefebvre explique, à sa manière, la situation des adolescentes qui, dans l’espace public, semblent « avoir le mauvais âge, être du mauvais genre et être à la mauvaise place 6». Agir pour favoriser la présence des adolescentes dans l’espace public passe non seulement par la consultation des adolescentes sur leurs besoins spécifiques (et pas juste sur des questions de sécurité!) à diverses échelles politiques et géographiques dans la ville, mais plus ambitieusement, par leur participation dans les processus de développement des espaces publics (leur permettre l’exercice de la citoyenneté !). L’objectif : rendre la présence des filles dans les parcs légitime, tant aux yeux des pouvoirs publics, des aménagistes que des citoyen- ne-s. Cela nécessite une sensibilisation colossale de toutes et de tous aux pratiques et besoins divers des jeunes, des femmes… des adolescentes !
- Voir la campagne D’elles à élues de l’Union des municipalités du Québec.
- Tummers, 2015. Stéréotypes de genre dans la pratique de l’urbanisme. Travail, genre et sociétés 1 (33): 67-83.
- En collaboration avec Tryspaces, la Maison des jeunes Desjardins de Pointe- aux-Trembles, le Conseil jeunesse de Montréal et S.-M. Cossette et N. Boucher, Soumis. Les adolescentes, tacticiennes de l’espace public. Usages engagés et expériences transgressives des adolescentes dans les parcs de Pointe-aux-Trembles (Montréal). Revue canadienne de recherches urbaines.
- Comme proposé par le projet de balançoires lumineuses Swing Time (Höweler + Yoon) à Boston.
- Skelton (2000). « Nothing to do, nowhere to go? Teenage girls and public space in the Rhondda Valleys, South Wales ». Dans Children’s geographies: Playing, living, learning, édité par S. Halloway et G. Valentine, London, Routledge p.69.