Une version courte de cet article est parue dans Le Devoir sous Idées en revue.
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Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022
Andréa Lahaie, étudiante au baccalauréat en droit, Université Laval
Marie-Pier Jolicoeur, étudiante au doctorat en droit, Université Laval
Conséquence de la présence grandissante des technologies numériques dans nos vies, on assiste depuis plusieurs années à l’accroissement du partage d’informations personnelles sur les réseaux sociaux. Dès lors que les parents partagent des informations sur leurs enfants, ils le font, bien souvent, sans leur consentement. Dans le cyberespace, des « renseignements personnels peuvent facilement […] être visualisés, écoutés, transférés et copiés par des millions de personnes, sans le consentement des personnes visées et même à leur insu1 ». Une naissance, des premiers pas, un bain du soir, une partie de soccer, un problème de comportement, un anniversaire… tout peut devenir un prétexte pour partager une partie de l’histoire de la vie de ses enfants. Le terme surpartage vient du terme sharenting en anglais, amalgame des mots share, pour partage, et parenting, pour parentalité. Ce phénomène n’est pas sans conséquences sur les droits de l’enfant. Rappelons que les parents qui s’adonnent à jouer ce rôle de narrateur du récit de vie de leurs enfants sur les réseaux sociaux sont également gardien-ne-s de leur identité virtuelle et se doivent de protéger leur vie privée.
Tel que le souligne la professeure Stacey B. Steinberg à l’University of Florida Levin College of Law, auteure du livre « Growing up shared » :
« Ce double rôle des parents […] offre aux enfants peu de protection au fur et à mesure que leur identité en ligne évolue. Il existe donc une forme de conflit d’intérêts, car les enfants pourraient un jour être mal à l’aise des informations qui ont été, des années plus tôt, partagées par leurs parents sur Internet2 ». (Traduction libre)
Le droit à la vie privée
Au Québec, de nombreuses dispositions protègent la vie privée et le droit à l’image. D’abord, la Charte des droits et libertés de la personne qui s’applique aux enfants, accorde à toute personne le droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation ainsi qu’au respect de sa vie privée. La protection accordée à la vie privée vise à garantir une sphère d’autonomie individuelle relativement à des décisions personnelles3. Il y a d’ailleurs violation de ce droit lorsqu’une image est publiée sans le consentement de la personne, et que celle-ci peut être identifiée sur la photo4, c’est-à-dire qu’elle est reconnaissable.
Ce droit à la vie privée doit être mis en parallèle aux autres droits fondamentaux, notamment celui de la liberté d’expression, et dans le cas qui nous occupe, la liberté d’expression des parents. De plus, en vertu des règles de droit civil, tout enfant a le droit à la protection, à la sécurité et à l’attention de ses parents et toutes les décisions qui le concernent, y compris celles concernant sa vie privée, doivent être prises dans son intérêt et dans le respect de ses droits (article 33 du Code civil du Québec). L’enfant a le droit d’être entendu devant un tribunal lorsque l’un de ses droits est en jeu (article 34 du Code civil du Québec).
Le parent qui publie une photo de son enfant sans son consentement n’envisage peut-être pas réellement de lui nuire, mais le fait-il toujours d’une manière qui soit respectueuse de ses droits ? Le parent, en tant que titulaire de l’autorité parentale, exerce le droit de publier des photos de son enfant sur les réseaux sociaux, mais devrait le faire de manière à ne pas compromettre l’image, l’intimité et la vie privée de son enfant.
En effet, le partage de photographies sur Internet devrait comprendre une forme d’obligation morale d’agir avec la discrétion et la parcimonie appropriées, en tenant pleinement compte de la sécurité et du bien-être de l’enfant.
Quelles balises pour le surpartage?
À l’heure actuelle, la jurisprudence du Québec, et même celle du Canada, est peu abondante pour permettre d’offrir des balises claires sur la question du surpartage. Comme pour tous les enjeux associés au numérique, la perspective à adopter face au phénomène ne devrait pas être moralisatrice ou accablante. Le discours du tout ou rien, sans nuances, ne permet pas de tenir compte des bénéfices réels que peuvent procurer les réseaux sociaux aux parents d’aujourd’hui, ne serait-ce que pour partager plus aisément des nouvelles de leurs enfants à leur famille et leur entourage.
La rétroaction positive reçue est souvent bénéfique pour les parents, et même pour les enfants dans le cas où le partage concerne des œuvres artistiques, des performances sportives ou d’autres évènements de nature positive. Or, malgré les bons côtés des plateformes sociales, des modalités doivent être réfléchies et un encadrement envisagé afin que les risques de compromettre la vie privée de l’enfant soient évités.
Quelques pistes de solution
À ce propos, la professeure de droit Stacey B. Steinberg propose quelques pistes de solution. D’abord, les parents devraient se familiariser avec les politiques de confidentialité des sites avec lesquels ils partagent des informations en sélectionnant un auditoire précis pour certaines publications (par exemple, un groupe privé sur Facebook), ou en ajoutant un mot de passe ou une protection supplémentaire à une photographie à caractère plus privé ou intime. Ensuite, elle propose aux parents de configurer leurs notifications pour être alertés lorsque le nom de leur enfant apparaît dans un résultat de recherche Google afin d’en juger le caractère approprié. Cette recommandation s’applique particulièrement aux parents qui tiennent des blogues ou des publications très fréquentes sur leurs enfants.
De plus, les parents devraient envisager de partager le contenu de manière anonyme lorsque cela est possible, sans exposer leurs propres noms ou celui de leurs enfants, particulièrement sur des sites Internet ou des profils publics. Cela constitue une pratique qui, sans surprise, est davantage protectrice de la vie privée. Il en va de même pour le fait de faire preuve de prudence avant de partager l’emplacement réel de leur enfant.Lorsque l’âge et la capacité de discernement de l’enfant le permettent, la professeure suggère que les parents priorisent l’écoute et l’obtention de l’avis de leur enfant quant aux limites à ne pas franchir, que ce soit pour le type de publication ou par sa fréquence. En plus d’avoir un impact positif sur le sentiment d’autonomie de l’enfant, cela respectera davantage leur consentement.
De plus, les parents devraient considérer l’effet que le partage peut avoir sur le sentiment actuel et futur d’image de soi, en évitant de poser des gestes qui pourraient compromettre le développement d’une estime de soi positive.
Finalement, la professeure rappelle que pour éviter toutes conséquences criminelles, les parents devraient s’abstenir de partager de photos qui montrent leurs enfants partiellement ou totalement déshabillés, en maillot de bain par exemple. Même si ce dernier conseil semble évident, il serait aisé de trouver, dans notre propre fil d’actualité sur Facebook ou sur Instagram, des photos qui ne respectent pas cette consigne pourtant élémentaire.
En somme, les écrans numériques font maintenant partie de la vie des familles. Il importe d’en faire un usage conscient et réfléchi, et ce particulièrement pour des individus dont la capacité juridique et le pouvoir de consentement est limité, comme c’est le cas pour les enfants.
- Geneviève Grenier et Nicolas Sapp, Le droit à l’image et à la vie privée à l’ère des nouvelles technologies, dans S.F.C.B.Q., vol. 314, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (2009), Cowansville, Éditions Yvon Blais, 379.
- B. Steinberg (2017). « Sharenting: Children’s Privacy in the Age of Social Media ». En ligne : https://scholarship.law.ufl.edu/cgi/viewcontent. cgi?article=1796&context=facultypub
- Aubry Éditions Vice-Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591, par. 52
- Ibid., 52 et 53.